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Shadow

Rallumer la machine à rêves

Il y a quelque temps maintenant que c’est le silence radio total, par ici, pas de parution, pas d’annonces, même pas un petit mot gentil pour la nouvelle année. Au vu des événements de ces dernières années, le fait sera sans doute passé inaperçu de la plupart. Mais Realities Inc. revient, et il faut briser le silence pour exister à nouveau.

J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont j’allais faire ça. Prendre de nouveau la parole. Pour dire quoi, comment ? Pour faire comme si de rien n’était ou pour expliquer pourquoi des anthologies prévues et annoncées vont sortir avec plusieurs années de retard ? Au passage, il faudrait dire que la patience des auteurs qui ont participé aux dites anthologies est remarquable et mérite d’être saluée, et que leur bienveillance a été le fil rouge qui m’a permis de garder le cap. Si le navire Realities Inc. n’a pas coulé, c’est grâce à eux.

J’ai choisi d’expliquer ce qui s’est passé, histoire au passage de témoigner de mon vécu d’aidant familial. Trigger warning : je vais donc parler de maladie d’enfant, de handicap, de traumatisme. Et je vais passer sur beaucoup de détails, parce qu’il s’agit de ma vie privée et de celle mon enfant.

La maladie de mon enfant a débuté avec une crise qui, bien que n’ayant pas été la pire, est celle qui se rejoue parfois dans mes cauchemars.  Elle a été courte, et était même déjà terminée quand j’ai appelé le SAMU, mais je savais déjà que c’était grave. Avant, c’était l’insouciance, après, ça a été le combat. La première année a été la pire : les crises ont été nombreuses, les hospitalisations aussi. Il fallait s’adapter tout le temps, jongler entre le travail et l’hôpital, tâcher autant que possible de garder son sang-froid sous un stress constant. Parfois mon cerveau cédait à la panique et envisageait le scénario du pire. Les spécialistes ne voulaient pas s’avancer à un pronostic et on ne pouvait me donner aucune garantie que mon enfant atteindrait l’âge adulte.

En comparaison, tout le reste me paraissait futile. Les projets d’avenir n’avaient plus la moindre pertinence. Il n’y avait plus de futur, qu’un présent trop exigeant.

J’ai été moi-même très malade pendant mon enfance, et en évoquant cette période, un jour ma mère m’a dit : « Je me disais, je l’ai élevée toutes ces années pour qu’elle meure maintenant ? » et je comprends très bien cette phrase, maintenant, malgré la maladresse dans le choix des mots. Toutes ces années à aimer un enfant, à l’aider à grandir, à imaginer le futur adulte épanoui qu’il deviendra, le voir développer sa propre personnalité, ses propres intérêts, tout ce qui le rend unique… pour que finalement tout cela n’advienne pas. Une étincelle différente des autres étincelles mais qui n’éclairera pas le monde parce qu’elle s’éteint. J’avais cette pensée douloureuse que si le pire arrivait il n’y aurait même pas de mot pour définir mon deuil. Orpheline de mon enfant. C’était une pensée terrifiante. Ces lignes sont terribles à écrire. Mais c’est une histoire qui finit bien, alors je sèche mes larmes et je poursuis.

La tâche a été colossale. Il a fallu mettre en branle tout un réseau : de professionnels de santé, de professionnels scolaires, les mettre en relation, constamment les informer. Adapter la scolarité, et quand ça n’a plus été possible, endosser la casquette de professeur particulier pour enseigner à un enfant épuisé le programme de la 5è et de la 4è avec les cours du CNED. Avoir de la volonté pour deux. Enchaîner les rendez-vous. Trouver un nouveau boulot, parce que le salariat n’était plus possible. Il me fallait un job en indépendant, en télétravail, avec des horaires totalement adaptables et une rémunération correcte (vu que la CPAM ne prenait en charge qu’une partie des soins et que j’en étais de 200/300€ de ma poche tous les mois… Pas cher payé pour garder son enfant en vie, mais il faut le payer quand même). J’ai eu une chance monstre, parce que j’ai trouvé. Et j’ai commencé à enchaîner des journées où je travaillais le matin, passais l’après-midi à l’hôpital, et travaillais encore jusqu’à une heure du matin.

C’est à ce stade que j’ai rempli mon premier dossier MDPH. Cet article n’est pas un article pour dénoncer les dysfonctionnements dans la prise en charge des personnes handicapées mais c’est quand même difficile de faire l’impasse sur le sujet. Pour faire reconnaître son handicap et obtenir des aides (pour financer les soins, compenser la perte partielle ou totale de travail pour l’aidant familial, par exemple), il faut remplir un dossier. Il fait une vingtaine de pages, il y a des sections entières qui sont tout à fait floues quant à qui doit les remplir, la personne handicapée ou son aidant, il faut rédiger des textes d’une page entière… J’ai un profil de secrétaire de direction/ assistante éditoriale, alors, ça va, j’ai réussi l’épreuve du premier coup, mais j’ai des échos selon lesquels il y a des personnes qui sont tellement découragées par l’effort que ça demande qu’elles renoncent à leurs droits. Ça me met dans une colère noire. Ça et les soins à la charge des familles. J’ai eu de la chance : j’ai pu falloir valoir nos droits, j’ai pu payer les soins. Je pense très fort aux familles qui n’ont pas cette chance et qui doivent ressentir un désespoir total.

On a aussi eu de la chance parce que les gens à qui nous avons eu affaire, en milieu hospitalier ou scolaire, ont été au taquet. Tout le monde a mis du sien pour que ça finisse bien. Nous avons bénéficié d’une réelle écoute de nos besoins, alors même que je m’attendais à avoir à batailler et que j’étais prête à ça. Ça m’a fait un souci de moins, et je leur en suis reconnaissante.

Petit à petit, ce travail collectif a porté ses fruits, et petite victoire après petite victoire la vie quotidienne est revenue à une quasi normalité. Le handicap est toujours là, mais il s’apprivoise. Il y a la guérison à l’horizon, et si ce n’est la guérison, au moins la possibilité de vivre avec la maladie à peu près aussi bien que tout le monde. On en est au stade où on peut se retourner et regarder en arrière, en se disant « Eh bien, c’est un sacré truc que nous venons de traverser là. » Il est temps de reprendre le cours de nos vies et de fermer cette douloureuse parenthèse. Mais je ne pourrai pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Parce qu’il y a un syndrome de stress post-traumatique qu’il faudra que je gère (je sais où trouver l’aide dont j’aurai besoin pour ça, j’ai déjà une bonne psy), et parce que toute cette expérience m’a changée. Je ne sais pas encore à quel point.

Remettre Realities Inc. sur les rails a une charge symbolique très forte dans un tel contexte. Cela intervient à un moment particulier où les étoiles s’alignent, pour ainsi dire. Il y a un an et demi, histoire d’en rajouter une couche, nous avons dû quitter notre appartement dans lequel on avait découvert un spectre de mérule. Avec la crise du covid, et les nombreux retards qu’elle a engendrés, les travaux de démolition et de rénovation ont duré un an et demi. Nous venons de rentrer chez nous, enfin. Et cerise sur le gâteau, le travail éditorial sur l’anthologie Tous aux Abris est enfin terminé et les épreuves arrivent bientôt.

Le temps de l’aventure est revenu. A l’écriture de ces mots, je ressens une joie tranquille. Rallumons la machine à rêves.

2 Comments

  • Camille Souribou

    Il y a des choses qui se sentent derrière les mots et les évènements. Même si on ne les voit pas clairement, ils apparaissent en filigrane. Sans doute faut-il y trouver la raison de la patience et de la bienveillance des auteurs concernés par les anthologies qui ont subi des retards.
    En tout cas, je suis sûr que beaucoup se réjouissent de la reprise d’activité de Realities.inc!

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